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Recension de: The Nature of Economies par Jane Jacobs (maintenant disponible en
traduction française sous le titre La nature des économies, Montréal, Éditions du
Boréal, 2001, 196 p.)
Par Dominique Collin
Lidée centrale de ce petit livre est simple, peut-être même banale. Ses
conséquences pour léconomie et lécologie (mot dont létymologie veut
dire léconomie de la nature : doù le titre du volume) le sont moins. Non
seulement lactivité économique des hommes ne soppose pas à la nature, mais
elle en fait partie. Et, à ce titre, les économies (Jacobs ne sattarde pas sur ce
pluriel comme on aurait pu le souhaiter) sont régies par des contraintes, des limites et
des principes universels dauto-organisation. Ces principes sont universels en ce
quils se retrouvent dans tous les systèmes complexes mécaniques, vivants ou
conscients. On entend ici par système complexe toute forme dorganisation formée à
partir dun état initial de désordre, qui est capable de maintenir ou faire
croître sa structure en maintenant un équilibre dynamique avec son milieu.
Darwin, dit-on, avait trouvé dans la conception du marché des économistes anglais du
début du XIXe siècle, les noyaux conceptuels dune théorie de lévolution
des espèces par sélection naturelle,basée sur la compétitivité des organismes
individuels. Il était de mise que léconomique, en panne de modèles explicatifs,
puise à son tour dans la biologie moderne, enrichie par la cybernétique,
lécologie, lhypothèse Gaïa et leffet papillon, les métaphores qui
lui manquent pour traiter de la complexité et de limprévisibilité des rapports
avec lenvironnement. Mais il se pourrait que, comme dans une auberge espagnole, on
ny trouve que ce quon y apporte et que lauto-organisation de systèmes
complexes, quand on parle déconomie, ne soit rien de plus que ce quautrefois
on appelait, plus simplement, le marché; un marché dépoussiéré et libéré des
couches de patine idéologique que les années ont déposées. Je soupçonne pour ma part
que cest le cas, et je ne suis pas convaincu que cela suffise; mais le détour
proposé par Jacobs vaut la peine et permet de jeter sur la question des limites à la
croissance économique et celle du rapport avec lenvironnement un éclairage net,
cru et nouveau dont nous avons un urgent besoin.
Que peuvent donc nous apprendre sur léconomie les principes universaux des
systèmes complexes?
Dabord que tout le développement dun élément, organisme ou système, est le
résultat dune différenciation par rapport à son état antérieur; on pense au
développement embryonnaire, par exemple. Le succès ou la survie des nouveaux
développements quil sagisse despèces, dentreprises ou de
systèmes planétaires dépendent de létat global du système dont ils font
partie, lequel est influencé à tout moment par des millions de développements
parallèles; si bien quil faut en réalité parler de réseaux de développements
solidaires où, le plus souvent, les uns influencent ou créent les conditions de survie
des autres. Ces mécanismes, qui ne sont pas sans rappeler le jeu des mutations
aléatoires et de la sélection naturelle dans lévolution des espèces, expliquent
comment, à partir dun nombre fini déléments et de situations simples, un
système peut rapidement atteindre un niveau de complexité tel quil échappe à
toute prévision mécanique: il devient un système ouvert, capable dinnovation, qui
survit et croît par sa capacité de régler à son avantage ses échanges avec le monde.
On aurait pu tomber dans le piège de réduire léconomie au fonctionnement
dun système complexe mais purement mécanique, dépourvu dintentions et
dacteurs conscients; Jacobs évite ce danger par laller-retour continuel entre
théorie, exemples concrets et une stratégie narrative mais jy reviendrai.
Poursuivons plutôt avec la théorie.
Régler ses échanges avec le monde à son avantage, cest capter et utiliser de la
manière la plus efficace les sources externes de ressources et dénergie. Le
désert perd presque immédiatement son énergie solaire, comme les régions rurales ou
mono-industrielles les revenus de leurs exportations; les forêts tropicales, malgré
leurs sols assez pauvres, retiennent et transforment cette énergie grâce aux
foisonnement de formes de vie interreliées, dont chacune crée les conditions de survie
des autres, comme, dans les grandes villes, le font les économies intégrées en raison
de la concentration du capital humain (connaissances, habilités, réseaux
dinformation et dexpertise) qui seul permet détirer la valeur des
produits locaux et des produits dimportation.
La stabilité des systèmes complexes tient au fonctionnement simultané de quatre
mécanismes auto-correcteurs: la bifurcation (devant un cul-de-sac évolutif, par exemple,
un organisme menacé de disparition redirige son activité de manière imprévue et trouve
ainsi un nouvel état déquilibre on pense aux formes de vie symbiotiques, au
passage sur la terre ferme des premiers amphibiens), la rétroaction positive qui
entretient et augmente les conditions favorables, la rétroaction négative qui annule ou
diminue les conditions défavorables, et les adaptations ponctuelles (dont le système
immunitaire serait un exemple). Chacun de ces mécanismes est cependant associé à des
risques qui lui sont propres: imprévisibilité des bifurcations, cercles vicieux
résultant de boucles de rétroaction hors contrôle, et la tendance à maintenir en place
des adaptations ponctuelles après que les conditions qui les ont rendues nécessaires
sont disparues.
Armée de ces principes, Jacobs passe en revue les grandes questions économiques de
lheure et trouve des motifs despoir dans ce que, si les lois de
léconomie sont soumises à des limites et un potentiel de catastrophe qui tient aux
principes mécaniques des systèmes, les humains, eux, ne sont pas des mécaniques, mais
ont la capacité de se parler, de faire des choix, et de repenser leur calcul de
lefficacité économique pour tenir compte de limportance de soigner,
dentretenir et dassurer la survie à long terme de lenvironnement qui
supporte toute vie.
Les amis de Philia ne vont sans doute rien trouver de scandaleux dans cette thèse à
laquelle Jacobs réfléchit à haute voix, par le biais de personnages qui expriment à la
fois ses convictions et ses hésitations à elle, poursuivant un dialogue amorcé dans
Systèmes de survie, un livre qui portait sur les systèmes de valeurs contraires qui
animent léchange économique et la responsabilité des gouvernants.
Mais scandale il y a, et cest ce qui rend le livre important.
Scandale par labolition de la distinction nature-culture. Longtemps avant Montaigne
et Rousseau, les Grecs et les Romains avaient imaginé de nobles sauvages (scytes et
germains) vivant en harmonie avec une nature pour ainsi dire intouchée. Cette idée de
nature inviolée, mais menacée par la civilisation notamment par lactivité
économique demeure au centre de limaginaire dune certaine écologie
radicale. Jacobs fait voir la nécessité de recentrer le propos écologique sur la
question plus difficile de la résilience et des limites de l'environnement face à
lactivité économique humaine. La revue Atlantic de mars dernier faisait, à ce
sujet, état de lalarme provoquée dans les mêmes milieux par laccumulation
de preuves sur létendue des changements écologiques apportés par la présence
humaine en Amérique précolombienne: la nature sauvage et abondante décrite par les
explorateurs, la référence obligée en matière de nature intouchée, serait largement
leffet dun dérèglement écologique sans précédent causé par la
disparition de lactivité régularisatrice des populations indigènes, à la suite
des maladies propagées par la faune, avant même les premiers contacts systématiques
avec les nouveaux venus. Non pas gardiens mais jardiniers de la terre, les peuples
autochtones dAmérique auraient systématiquement utilisé le feu pour permettre la
culture sur brûlis et provoquer le déplacement de populations animales dont ils
dépendaient. Ajoutant linsulte à linjure, Jacobs remplace dans la
conversation, comme dans les amours de la protagoniste du dialogue, le personnage de
lécologiste forcené de son premier livre par un spécialiste du bio-mimétisme,
fils déconomiste et petit-fils de commerçant!
Scandale aussi pour les défenseurs de la croissance et du gigantisme pour qui
lingéniosité humaine viendra à bout de tout problème technique causé par la
croissance. Jacobs montre bien les limites des systèmes complexes et le caractère
insoutenable du gigantisme, surtout lorsquil se base sur la sur-spécialisation.
Elle illustre comment, dans nos sociétés, le gigantisme ne se maintient que par une
comptabilité qui ne tient pas compte des coûts dérosion du capital social, du
pillage de ressources non renouvelables, de la pollution de lenvironnement, et de la
mainmise par des groupes dintérêts sur une portion grandissante du bien commun.
Coûts défrayés en nature, en temps et en taxes par les citoyens ceux-là même
que le nouvel ordre mondial réduirait à nêtre plus que des clients ou des
bénéficiaires passifs. Or, cest justement là que se situe pour Jacobs la leçon
à tirer des systèmes complexes: lélément principal de la richesse, le moteur du
développement conçu comme combinatoire de possibles, cest la diversité.
Diversité des populations, des cultures, des besoins, des produits, des savoirs et des
pratiques.
Elle déplore la perte des métiers anciens au même titre que la disparition de la
variété génétique des céréales alimentaires et donne des exemples de problèmes
contemporains résolus grâce à des technologies presque oubliées. Elle rejette la
logique de la sur-spécialisation qui mise sur les économies déchelle et qui
détruit les centres de production intégrés et diversifiés qui se forment autour de
communautés vivantes au profit dimmenses unités de production où tout est pensé
en fonction du profit. Ceux qui connaissent la critique dévastatrice de lurbanisme
nord-américain qui a rendu Jacobs célèbre, retrouveront ses arguments en faveur de la
revitalisation des centres villes. Et que la mort de Détroit, qui avait tout misé sur
lauto, serve davertissement: il ny a sur terre de monopole viable que
celui du Soleil, affirme Jacobs. La progression du dialogue lui-même (on voit que ce
style narratif nest pas un caprice de lauteur), tient étroitement au choc
continu didées rendu possible par la rencontre de protagonistes issus de mondes
professionnels, idéologiques, géographiques, économiques et culturels différents,
souvent opposés.
Scandale finalement pour une certaine gauche qui croit encore devoir confier aux
gouvernements la responsabilité de ranimer, stimuler et diriger léconomie des
régions en fonction des besoins des populations. Jacobs constate léchec
systématique des politiques de développement, dans les régimes à économies dirigées,
évidemment, mais également dans les régimes libéraux où des politiques de
remplacement des importations, dictées par une compréhension du fonctionnement des
marchés plutôt que par une idéologie, nont pas réussi à renverser la
dépendance créée par la colonisation.
Jacobs revient ici au thème de son livre Systèmes de Survie et démontre quen
intervenant par des incitatifs et des interdits, létat nuit à lefficacité
autorégulatrice du marché, masque les coûts environnementaux et sociaux de pratiques
dangereuses et, ce faisant, les perpétue. Devant lexemple des subventions aux
pêcheurs, qui ont contribué à assécher le stock de morues des Grands Bancs de
Terre-Neuve, on a peine à infirmer la démonstration de Jacobs.
On dépose avec regret ce petit livre tant il reste à dire; jaurais pour ma part
souhaité que le dialogue aborde lécart qui mapparaissait de plus en plus net
entre ce dont parlent les protagonistes: luniversalité des principes inspirés du
marché et ce quils font: la production didées à travers un dialogue libre,
en tout loisir, qui na rien, lui, des principes du marché. Je le souhaitais
dautant plus vivement que lépilogue, où lun des protagonistes décide
de publier les discussions privées du groupe, et donc de transformer le fruit de leurs
loisirs en objet économique, nous force à réfléchir au lien entre les deux mondes.
Or, la mise en scène de Jacobs et ses personnages me paraissent illustrer nettement le
fonctionnement et les principes de la société civile il sagit dune
association libre damis et de connaissances qui entretiennent des rapports qui vont
au-delà de la tâche quils se sont fixée, qui se visitent, sinvitent,
donnent leur temps et collaborent à une réflexion, le tout impliquant des obligations et
des loyautés sans calcul ou sans souci defficacité... Mais de tout cela, on ne
trouve aucune trace dans lanalyse quils font des rapports entre agents de
production où tout est sensé être réglé par lintérêt et le calcul. La nature,
gaspilleuse et prodigue, puisquon linterrogeait, aurait pu nous mettre sur la
piste : tout ny est pas dirigé vers la survie qui est lanalogue du
marché dans la métaphore. Et lon en vient à penser que la logique des marchés et
de léchange, si bien décrite par Jacobs, et quelle avait déjà, dans son
ouvrage précédent, détachée de la logique de la gouvernance, aurait intérêt à
lêtre aussi des valeurs de la société civile dont celles de
lhospitalité, de lentraide, de la réciprocité et de la générosité, qui
pourraient bien être sous-jacentes aux deux autres ordres de valeurs, celles des
gouvernements et celles du marché, si tant est que léconomie et le gouvernement
font partie de la société et non la société de léconomie.
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